Lokanda Devetak 1870 – San Michele del Carso, près de Trieste (Italie)

L’histoire d’un coup de coeur. Une adresse solide de plus découverte grâce au réseau Trattorie Premiate Italiane., ces trattorie familiales devenues des restaurants primés. Ce fût comme dans un rêve et je dois dire que si on a le temps, c’est une étape clé pour comprendre cette culture du Carso, ce plateau étant à cheval sur la Slovénie (Kras), l’Italie (Carso) et la Croatie (Karst).

Je l’avais trouvée mais encore fallait-il pouvoir y aller, elle est au nord-ouest de Trieste. Les bus ne fonctionnaient pas ce dimanche et je ne voyais pas bien comment y monter depuis la gare de Monfalcone qui m’avait paru la station la plus proche. J’ai donc contacté le resto en leur expliquant ma démarche et le projet de faire un article, ils m’ont carrément dit qu’ils allaient venir me chercher. Je leur ai répondu que j’étais conscient que 12h20 était une mauvaise heure car en plein service, la fille m’a répondu : “Ne vous inquiétez pas, mon père dit qu’on trouvera une solution”. Pourtant je ne suis pas journaliste au Michelin ou que sais-je, je suis juste 716 mais ici on a senti la passion et on l’a récompensée et ça, quand on est travailleur indépendant, on ne peut qu’y être très sensible. Effectivement un monsieur, un cousin qui aide en cuisine, est venu nous chercher, ce qui était adorable. C’est lui aussi qui nous a déposés au retour, mais à une station plus proche que Monfalcone, celle de Sagrado, 34078 Gorizia, à 12′ en voiture du resto.

Ici, on n’est pas dans la petite maison fragile, mais plutôt dans une grosse demeure familiale capable de s’ancrer dans ce sol pierreux et de résister aux froids hivernaux.

Il y a plusieurs salles et une terrasse aussi.

A la suite de Renato, le grand-père, il y a le papa Avguštin qui a dédié sa vie à l’oenologie, c’est lui qui nous a servis et qu’on voit à la fin de ma vidéo youtube. Sa femme, Gabriella, originaire de Brescia en Lombardie, a été formée à la cuisine locale par sa belle-mère, elle est en cuisine avec leur fille Mihaela. Il y a trois autres filles, une seule, Sara, ne travaille pas au restaurant mais a monté sa propre ferme dans laquelle elle transforme les produits cultivés par son mari. Sinon Tatjana et Tjasa font partie de l’équipe, Tjasa assurait le service (c’est la jeune femme brune qu’on voit présenter les vins dans la vidéo).

Une histoire que j’ai aimée : lorsque nous sommes arrivés dans le resto en plein service je savais que le patron savait qui nous étions or il nous a à peine salués. En revanche il est venu pour les vins et nous a proposé un wine pairing pour l’ensemble du repas ce à quoi nous avons répondu par un grand oui. A aucun moment il n’a fait allusion au fait que nous étions venus et loin et qu’il avait arrangé une voiture pour venir nous chercher. Sa fille était, elle, très souriante et chaleureuse. Elle nous offre au cours du repas le livre qui venait d’être publié sur sa famille. Ma compagne me fait alors remarquer que même le jour du mariage, il avait l’air dur. A la fin du repas, alors qu’il nous a servi des digeos, je ne peux m’empêcher de lui dire ce que je viens de raconter, que je lui ai trouvé l’air dur tout au long du repas, mais qu’effectivement le jour de son mariage, il avait aussi l’air dur. Il a alors eu un grand sourire et a dit : “Venez!”

On l’a suivi jusqu’à la porte en fer noire, façon Donjons et Dragons, on a senti que du lourd nous attendait. Une fois en bas, il a montré les énormes pierres qui constituaient les murs et nous a dit : “Voilà je suis comme le Carso, dur comme la pierre mais ancré (voir la vidéo). Je travaille depuis 53 ans (il a commencé à l’âge de 13 ans), je suis à la retraite dans 7 ans, j’espère travailler encore 35 ans jusqu’à l’âge de 101 ans puis basta. j’en ai 63 et je veux travailler 40 ans encore avant de m’écrouler d’un coup.”

Puis plus tard, je retranscris de tête : “Ici il y a 10m de roche sous la terre. Ma fille qui travaille le jardin doit travailler 5 fois plus que les autres pour arriver à faire pousser quelque chose. Je ne sais pas nager, je ne sais pas faire de vélo, je ne sais faire que travailler et j’adore ça, Je n’ai pas de Ferrari, tout l’argent gagné est réinvesti dans cette maison car tout notre patrimoine est là. Je ne remercierai jamais assez mes parents de nous avoir donné ceci qui nous a permis de nous en sortir car nous n’avions rien. Je veux la faire prospérer et que ma famille puisse vivre en sécurité grâce à elle”. Autant te dire qu’on n’a pas à faire à des rigolos, des gens profonds.

C’est une cuisine comme je n’en ai encore jamais goûtée en Italie. Comme ils me l’ont expliqué, ce n’est pas une cuisine strictement traditionnelle du Carso, elle emprunte au répertoire régional, mais elle n’hésite pas à réinventer, faire des propositions, faire des incursions dans la cuisine vénitienne (les deux villes se font face quelque part), etc… Un grand moment qui marque aussi parce qu’il permet de sortir des registres plus balisés de la cuisine régionale italienne.

Menu 4 plats à 45€, 57 avec 3 verres de vins régionaux.

Menu dégustation à 52, 77 avec 6 verres, autant vous dire que si vous êtes venus jusqu’ici, autant vous faire plaisir.

Je vais essayer de récapituler tout ce qu’on a mangé, pas évident.

J’ai fait une vidéo avec toutes les vidéos que j’avais faites, surtout sur les vins :

Un pétillant de qualité de chez Kante.

Le fameux Riesling produit spécialement par Gradis’ciutta pour le resto, au goût de pétrole comme dit le patron. Effectivement, j’ai appris en passant du temps avec le vigneron Jonathan de chez Weingut Kistenmacher-Hengerer à Heilbronn en Allemagne, qu’on dit q’un vieux Riesling qu’il a un goût de pétrole, ce qui est une qualité.

Un Vitovksa de chez Bajta Salez

Puis un brodo brustola et une zuf. Je vous mets ici la définition du brudo brustola trouvée ici : “” velours obtenu avec un premier sauté couleur noisette de beurre et de farine, dilué avec du bouillon ou de l’eau, enrichi hors du feu d’oeufs battus, parfumé au cumin et à la marjolaine et servi en soupe sur des tranches de pain grillées saupoudrées de fromage râpé”. Pour la zuf, c’est un minestrone du Frioul avec polenta, potiron et lait.

Ensuite un sardon (anchois passé à la farine et frit) et liptauer, fromage crémeux typique de la région.

Un Aurum de Bruno Lenardon, mélange de moscato giallo et moscato bianco.

Un Brežanka de chez Kocjancic , un vin emblématique de cette maison, puisqu’il concentre une quinzaine de variétés de raisins blancs établis sur cette vigne centenaire (Malvasia Istriana, Vitovska e Glera, Friulano, Riesling, Sauvignon, Pinot Bianco, Ribolla, Klarnca, Pinela, Poljsakica, Malvasia del Chianti, Auxerrois) sans que le vigneron se souvienne de ce qu’il y a précisément.

Un Ribolla Gialla d’Il Carpino : “D’origine très ancienne du Collio Goriziano, c’est aujourd’hui le cépage le plus répandu sur nos collines et c’est aussi celui qui donne les positions les plus ensoleillées donnant un produit supérieur et apprécié. La grappe est moyenne à petite et de forme cylindrique. Le vin : jaune doré tendant vers l’ambre. Le bouquet est sui generis bien exprimé. La saveur est sèche et pleine. Il vieillit très bien et est optimisé en l’accompagnant de plats à base de viandes et de fromages affinés. Macération de 70-85 jours.”.

Ensuite des Snidjeno testo : gnocchi régionaux au ragoût de lapin, au fenouil et à la ricotta fumée et des tagliolini au Ribolla Gialla, une vigne autochtone de Collio. Le marc est obtenu à partir d’une longue macération sur les peaux de Ribolla Gialla di Oslavia, provenant d’anciens vignobles.

Plats

Puis longe de sanglier cuite à 57° pendant 3h au vin rouge et aux baies de genièvre accompagnée d’une polenta et de prunes au vin rouge Terrano et à la cannelle. Et un agneau de la ferme locale Antoñic di Cerovlje – presidio slow food – et des patates au thym.

Là aussi je suppose que c’est un vin de Matjaž Orel embouteillé spécialement pour la Lokanda.

J’ai copié la description du Teran trouvée sur le site du vigneron : “Le Teran est un vin indigène slovène protégé par une appellation traditionnelle reconnue (PTP) et produit à partir de raisins refosco cultivés sur le plateau du Karst dans la région viticole slovène. Il est connu pour sa haute teneur en minéraux, en particulier le fer qui provient du sol karstique. Sa particularité est sa couleur rouge rubis intense, presque noire. Comme il est fortement coloré, il est riche en pigments rouges appelés anthocyanes qui agissent comme antioxydants, c’est pourquoi il est considéré comme l’un des vins les plus cicatrisants.”

Un Refosco 2010! de Bruno Lenardon.

Dessert

Pour finir, un tiramisu selon la recette originale. Je n’ai pas été totalement séduit, c’est évidemment très bien fait avec d’excellents ingrédients, mais le côté chocolat au fond plus la crème m’empêchaient de finir en douceur. Au moins j’ai connu ce goût fidèle. Le patron voyant que je peinais m’a dit en riant qu’il fallait que je finisse et est venu avec de la grappa pour m’aider.

Repas mémorable tant pour la cuisine que pour l’âme de l’équipe familiale. Je recommanderai cette Lokanda à n’importe qui de passage à Trieste, à condition que ne soit pas trop galère d’y venir. Le rapport qualité-prix est incroyable et c’est une occasion unique de découvrir la richesse de ce patrimoine si particulier le temps d’un seul repas.

La Reppublica qui l’a classé parmi les 11 meilleures trattorie d’Italie a écrit ceci et je trouve ça très juste : “150 ans de vie ne s’atteignent pas par hasard – c’est la motivation -. Dans ce monument de la gastronomie karstique, la tradition est une affaire sérieuse, et la modernité est raisonnée”.